Créer un site internet

Textes pour khôlles

François Noudelmann, Le Génie du Mensonge, chapitre 1 « Le pathos de la vérité », 2015

 

Parler « du » mensonge, comme s'il relevait d'une seule définition, ne convient pas à ses usages si variés. « Le » mensonge n’existe pas et, au-delà d'une discussion morale sur sa nature intentionnelle, ses formes et ses mobiles exigent une analyse beaucoup plus fine qu'une synthèse conceptuelle. Pourquoi ment-on, comment, quels sont les types de mensonge, jouit-on du mensonge, le maîtrise-t-on... autant de questions qui appellent une approche pragmatique et psychologique. Montaigne observait déjà, au XVIe siècle, l'extraordinaire diversité du mensonge et il proposait de distinguer entre le mensonge et le mentir. La langue usait facilement, à son époque, des verbes substantivés, permettant de souligner le mensonge comme activité : le mentir – qui retrouvera son actu alité avec l'expression d'Aragon, le mentir-vrai.

Montaigne suggère, sous l’autorité de la grammaire, que le mensonge se résume à dire une chose fausse, sans intention de nuire, tandis que le mentir concerne l'invention ou la tromperie exercée en connaissance de cause. Il reprend là une distinction énoncée depuis l'Antiquité, de Platon à Cicéron puis à Augustin, dont les discours sur le mensonge n'ont cessé de différencier le menteur de celui qui « dit un mensonge ». Le menteur est condamnable par principe car il sait qu'il ment et il le fait dans l'intention de tromper les autres, de les induire en erreur. En revanche, celui qui dit un mensonge l'ignore parfois et ses mobiles peuvent être louables même s'ils restent illicites. Quelques rares situations justifient une entorse à la vérité, et encore... tout le monde ne saurait y prétendre car seul le sage, celui qui sait distinguer le vrai du faux, a le droit, exceptionnellement, d'employer un mensonge pour de nobles fins. Augustin1, dans ses deux ouvrages sur le mensonge, en décrit la variété avec précision, laissant entendre qu'il existe « des » mensonges plutôt que « le » mensonge. Intraitable toutefois, il réprouve le mentir comme une abomination et n'admet aucune exception au devoir de vérité : « Il y a bien des espèces de mensonges et nous devons les détester tous sans exception, car il n'y en a aucun qui ne soit contraire à la vérité. »

 Loin d'une telle intransigeance, Montaigne, lui, ouvre une nouvelle voie pour comprendre les formes du mentir sans les condamner d'emblée. « Si, comme la vérité, le mensonge n'avait qu'un visage, nous serions en meilleurs termes. Car nous prendrions pour certain l'opposé de ce que dirait le menteur. Mais le revers de la vérité a cent mille figures et un champ indéfini. » L'auteur des Essais, peu dogmatique, observe que la vérité et le mensonge ne sont pas symétriques et obéissent à des logiques différentes que celle, logique, du vrai et du faux. Mentir relève du multiple et du divers, il ne peut être défini car il ne connaît pas de limites. Si Montaigne ne lui accorde pas un crédit moral, le considérant comme un vice, il distingue cependant les mensonges avec un fond de vrai et les mensonges inventés. Les premiers en appellent à l'art du déguisement, ils manipulent la réalité et doivent constamment la transformer à mesure qu'elle revient contester ces versions fallacieuses. Les seconds supposent un certain génie puisqu'ils créent une réalité à partir de rien et ils lui insufflent une force de vérité qui convainc les auditeurs du mensonge. L'originalité et la perspicacité de Montaigne viennent de sa position théorique : il ne juge pas, il ne condamne pas, il analyse, il s'étonne. Il entrevoit la part ludique du mentir, sa fragilité, sa folie aussi. Les menteurs s'étourdissent de leurs propres mensonges, ils s'abusent au point de ne plus maîtriser leurs fictions. Le mensonge devient alors intransitif : on ment pour mentir et finalement on perd la tête. La spirale du mensonge conduit du plaisir de l'invention au délire de la personnalité.

 Rousseau, le chantre de la vérité, admet ponctuellement ce jeu grisant avec le mensonge. Le plus étonnant surgit au détour de sa réflexion sur un mauvais souvenir. Rousseau est en train de battre sa coulpe en avouant qu'il a, sa vie durant, regretté un mensonge particulier, mais il se rappelle tout à coup d'autres petits mensonges commis presque innocemment. Et soudain le lecteur comprend qu'il s'agit moins du contenu du mensonge que de son activité : le mentir constitue un plaisir en soi, sans mobile. Inventer des faits, affirmer leur vérité avec une « foi absolue », relève d'un goût enfantin pour l'imagination, du désir de plier le réel aux fantaisies les plus débridées. Rousseau, qui n'a eu de cesse de proclamer sa haine du mensonge comme la pire ignominie, confesse qu'il a pu mentir par gaieté de cœur !

Le Monde comme volonté de représentation, Schopenhauer, 1909.

[…] l’histoire, non seulement dans sa forme, mais déjà dans sa matière même, est un mensonge : sous prétexte qu’elle nous parle de simples individus et de faits isolés, elle prétend nous raconter chaque fois autre chose, tandis que du commencement à la fin c’est la répétition du même drame, avec d’autres personnages et sous des costumes différents. La vraie philosophie de l’histoire revient à voir que sous tous ces changements infinis, et au milieu de tout ce chaos, on n’a jamais devant soi que le même être, identique et immuable, occupé aujourd’hui des mêmes intrigues qu’hier et que de tout temps : elle doit donc reconnaître le fond identique de tous ces faits anciens ou modernes, survenus à l’Orient comme à l’Occident ; elle doit découvrir partout la même humanité, en dépit de la diversité des circonstances, des costumes et des mœurs. Cet élément identique, et qui persiste à travers tous les changements, est fourni par les qualités premières du cœur et de l’esprit humains, — beaucoup de mauvaises et peu de bonnes. La devise générale de l’histoire devrait être : Eadem, sed aliter. Celui qui a lu Hérodote a étudié assez l’histoire pour en faire la philosophie ; car il y trouve déjà tout ce qui constitue l’histoire postérieure du monde : agitations, actions, souffrances et destinée de la race humaine, telles qu’elles ressortent des qualités en question et de la constitution physique du globe.Nous avons reconnu jusqu’ici que l’histoire, en tant que moyen d’étudier la nature humaine, est inférieure à la poésie ; puis, qu’elle n’est pas une science au sens propre du mot ; enfin que la tentative de la construire comme un tout, pourvu d’un commencement, d’un milieu et d’une fin, d’un enchaînement et d’un sens profond, est une illusion qui repose sur un malentendu. Il semblerait que nous lui refusions toute valeur, si nous ne montrions pas en quoi cette valeur consiste. Même une fois vaincue par l’art et exclue de la science, l’histoire conserve un domaine tout différent, qui lui appartient en propre, et où elle se maintient avec grand honneur.L’histoire est pour l’espèce humaine ce que la raison est pour l’individu. Grâce à sa raison, l’homme n’est pas renfermé comme l’animal dans les limites étroites du présent visible ; il connaît encore le passé infiniment plus étendu, source du présent qui s’y rattache : c’est cette connaissance seule qui lui procure une intelligence plus nette du présent et lui permet même de formuler des inductions pour l’avenir. L’animal, au contraire, dont la connaissance sans réflexion est bornée à l’intuition, et par suite au présent, erre parmi les hommes, même une fois apprivoisé, ignorant, engourdi, stupide, délaissé et esclave. — De même un peuple qui ne connaît pas sa propre histoire est borné au présent de la génération actuelle : il ne comprend ni sa nature, ni sa propre existence, dans l’impossibilité où il est de les rapporter à un passé qui les explique ; il peut moins encore anticiper sur l’avenir. Seule l’histoire donne à un peuple une entière conscience de lui-même. L’histoire peut donc être regardée comme la conscience raisonnée de l’espèce humaine ; elle est à l’humanité ce qu’est à l’individu la conscience soutenue par la raison, réfléchie et cohérente, dont le manque condamne l’animal à rester enfermé dans le champ étroit du présent intuitif. Toute lacune dans l’histoire ressemble ainsi à une lacune dans la conscience et la mémoire d’un homme ; et en présence d’un monument de l’antiquité primitive, qui a survécu à sa propre signification, par exemple en présence des pyramides, des temples et des palais du Yukatan, nous restons aussi déconcertés et aussi stupides que l’animal devant une action humaine, où il est impliqué à titre d’instrument, que l’homme qui considère une vieille page d’écriture chiffrée, dont il a perdu la clef, ou que le somnambule étonné de trouver le matin l’ouvrage fait par lui pendant son sommeil. L’histoire peut en ce sens être envisagée comme la raison ou la conscience réfléchie de l’humanité ; elle remplit le rôle d’une conscience de soi immédiate, commune à toute l’espèce et qui seule en fait un tout véritable, une humanité. Telle est la valeur réelle de l’histoire ; et l’intérêt général et supérieur qu’elle inspire tient en conséquence à ce qu’elle est une affaire personnelle du genre humain. — L’usage de la raison individuelle suppose à titre de condition indispensable le langage ; l’écriture n’est pas moins nécessaire à l’exercice de la raison de l’humanité : c’est avec elle seulement que commence l’existence réelle de cette raison, comme celle de la raison individuelle ne commence qu’avec la parole. L’écriture en effet, sert à rétablir l’unité dans cette conscience du genre humain brisée et morcelée sans cesse par la mort…

Paul Valéry, « Propos sur la poésie », in Variété III, 1936

 Le langage dont je viens de me servir, qui vient d'exprimer mon dessein, mon désir, mon commandement, mon opinion, ma demande ou ma réponse, ce langage qui a rempli son office s'évanouit à peine arrivé. Je l’ai émis pour qu'il périsse, pour qu'il se transforme irrévocablement en vous, et je connaîtrai que je fus compris à ce fait remarquable que mon discours n'existe plus. Il est remplacé entièrement et définitivement par son sens, ou du moins par un certain sens ; c'est-à-dire par des images, des impulsions, des réactions ou des actes de la personne à qui l'on parle ; en somme par une modification ou réorganisation intérieure de celle-ci. Mais celui qui n'a pas compris, celui-là conserve et répète les mots L'expérience est aisée ...    […]   Si vous avez compris mes paroles, mes paroles mêmes ne vous sont plus de rien ; elles ont disparu de vos esprits cependant que vous possédez leur contrepartie, vous possédez, sous forme d'idées et de relations, de quoi restituer la signification de ces propos, sous une forme qui peut être toute différente.  En d'autres termes dans les emplois pratiques ou abstraits du langage qui est spécifiquement prose, la forme ne se conserve pas, ne survit pas à la compréhension, elle se dissout dans la clarté, elle a agi, elle a fait comprendre, elle a vécu.Mais au contraire, le poème ne meurt pas pour avoir servi ; Il est fait expressément pour renaître de ses cendres et redevenir indéfiniment ce qu'il vient d'être.  La poésie se reconnaît à cet effet remarquable par quoi on pourrait bien la définir : qu’elle tend à se reproduire dans sa forme, qu'elle provoque nos esprits à la reconstituer telle quelle. […]   C'est là une propriété admirable et caractéristique entre toutes. Je voudrais vous en donner une image simple. Imaginez un pendule qui oscille entre deux points symétriques. Associez à l'un de ses points l'idée de la forme poétique, de la puissance du rythme, de la sonorité des syllabes, de l'action physique de la déclamation, des surprises psychologiques élémentaires que vous causent les rapprochements insolites des mots. Associez à l'autre point ; au point conjugué du premier, l'effet intellectuel, les visions et les sentiments qui constituent pour vous  « le fond», « le sens» du poème donné et observez alors que le mouvement de votre âme, ou de votre attention, lorsqu'elle est assujettie à la poésie, toute soumise et docile aux impulsions successives du langage des dieux, va du son vers le sens , du contenant vers le contenu, tout se passant d'abord comme dans l'usage ordinaire du parler ; mais il arrive ensuite, à chaque vers, que le pendule vivant soit ramené à son point de départ verbal et musical. Le sens qui se propose trouve pour seule issue, pour seule forme, la forme même de laquelle il procédait . Ainsi entre la forme et le fond, entre le son et le sens, entre le poème et l'état de poésie, une oscillation se dessine, une symétrie, une égalité de valeur et de pouvoirs. Cet échange harmonique entre l'impression et l'expression est à mes yeux le principe essentiel de la mécanique poétique c'est-à-dire de la production de l'état poétique par la parole. […]  La poésie ainsi entendue est radicalement distincte de toute prose : en particulier, elle s'oppose nettement à la description et à la narration d'événements qui tendent à donner l'illusion de la réalité, c'est à dire au roman et au conte quand leur objet est de donner l'apparence du vrai à des récits, portraits, scènes et autres représentations de la vie réelle. Cette différence a même des marques physiques qui s'observent aisément. Considérez les attitudes comparées du lecteur de romans et du lecteur de poèmes. Il peut être le même homme, mais qui diffère excessivement de soi-même quand il lit l'un ou l'autre ouvrage. Vous voyez le lecteur de romans quand il se plonge dans la vie imaginaire que lui intime sa lecture. Son corps n'existe plus. Il soutient son front de ses deux mains. Il est, il se meut, il agit et pâtit dans l'esprit seul. Il est absorbé par ce qui le dévore ; il ne peut se retenir, car je ne sais quel démon le presse d'avancer. Il veut la suite, et la fin, il est en proie à une sorte d'aliénation il prend parti , il triomphe , il s'attriste , il n'est plus lui-même, Il n'est plus qu'un cerveau séparé de ses forces extérieures, c'est-à-dire livré à ses images, traversant une sorte de crise de crédulité.   Tout autre est le lecteur de poèmes. Si la poésie agit véritablement sur quelqu'un, ce n'est point en le divisant dans sa nature, en lui communiquant les illusions d'une vie feinte et purement mentale. Elle ne lui impose pas une fausse réalité qui exige la docilité de l'âme et donc l'abstention du corps. La poésie doit s'étendre à tout l'être elle excite son organisation musculaire par les rythmes, délivre ou déchaîne ses facultés verbales dont elle exalte le jeu total, elle l’ordonne en profondeur, car elle vise à provoquer ou à re-produire l'unité et l'harmonie de la personne vivante, unité extraordinaire, qui se manifeste quand l'homme est possédé par un sentiment intense qui ne laisse aucune de ses puissances à l'écart.  

Pierre GASCAR, « L’enfance », Dans la forêt humaine, 1976.

 
Je ne sais si trop d'amour risque de conduire les enfants à trop d'exigences et si trop de soins les corrompt. On
pourrait craindre surtout que l'empressement de leur entourage ne finisse par empêcher ou freiner le développement
de leur imaginaƟ on. C'est toujours contre une certaine solitude qu'on invente. Parler, comme on le fait communément,
de l'immaturité de la jeunesse présente, est, à cet égard, plutôt rassurant, car le terme d'immaturité sous-entend
l'irréalisme et la dominance du rêve, de l'imaginaƟ on. Celle-ci est pourtant exposée à de nombreuses menaces :
remplacement du geste créateur par l'acƟ on mécanique, développement des moyens de communicaƟ on audio-visuels
qui invitent à recevoir et non à concevoir, facilité des déplacements, qui dépouille le monde de ses secrets... On pourrait
découvrir, dans notre société et, en parƟ culier, dans notre système d'éducaƟ on, d'autres aƩ eintes à l'autonomie de
l'enfance, à son originalité.
Et pourtant celles-ci restent intactes. Miraculeusement. C'est là un des faits les plus réconfortants de notre
époque. Le comportement des enfants d'aujourd'hui, tel que nous pouvons l'observer, reproduit fidèlement celui qui
était le nôtre, il y a quarante ou cinquante ans, et ne diffère guère de celui des enfants des siècles passés, autant que
les documents anciens, assez rares sur ce sujet, nous permeƩ ent de le connaître. A l'époque des jouets téléguidés, des
sports de la mer et de la neige, de la télévision pour tous, plusieurs des quelque deux cents jeux de Gargantua
énumérés par Rabelais1 sont encore quoƟ diennement praƟ qués, et si les mots qui désignent leurs règles ou leurs
différentes phases ont changé depuis quatre cent cinquante ans, ils relèvent du même ésotérisme2 enfanƟ n qu'alors,
résultent des mêmes procédés d'invenƟ on verbale. Dans les noms des jeux que Rabelais cite, en s'en délectant, nous
reconnaissons la déformaƟ on inimitable que les enfants d'aujourd'hui conƟ nuent de faire subir aux mots ou les
accouplements auxquels ils les contraignent, afin de les faire totalement leurs. Nous sommes ici dans un monde
immuable, éternel. Le tracé du jeu de marelle, que nous foulons sur le troƩ oir, est une figure du Moyen Age, non pas
d'un Moyen Age reconsƟ tué, mais d'un Moyen Age toujours vivant.
Les dessins des enfants révèlent une interprétaƟ on du personnage humain, de l'animal et des principaux
éléments du monde qui n'a pas évolué, au cours des siècles ; les produits de notre civilisaƟ on sont toujours ramenés à
la mesure de l'homme, dans ces dessins spontanés où la maison basse, l'arbre en boule, le soleil ovoïde et l'animal à
la queue horizontale reproduisent certains graffiƟ de la Rome anƟ que. Ce n'est que dans les acƟ vités du jeu, les seules
ou à peu près qui ont laissé des traces, qu'on peut trouver des preuves de ceƩ e stupéfiante intemporalité de l'enfance.
On sait, au surplus, que le jeu en est l'expression totale. De la survivance du jeu de marelle, on peut conclure à celle
de tous les senƟ ments que l’enfant a éprouvés, sinon manifestés, depuis que le monde existe.
Ainsi, l'enfance représente aujourd'hui, à elle seule, ce que l'humanité garde d'intact. L'enfance est
immergée dans l'essenƟ el, en deçà des spécificaƟ ons que la culture, la connaissance imposera peu à peu à l'individu.
On l'a vu, à propos de la sexualité, qui règne, diffuse, sans limites, avant qu'elle ne soit resserrée dans sa foncƟ on. De
la même façon, les pouvoirs de l'esprit échappent encore aux applicaƟ ons, aux aƩ ribuƟ ons que, plus tard, la conscience
morale, la raison, le jeu social leur assignent. Le jeu est la manifestaƟ on de ceƩ e liberté intérieure totale. Jouer, comme
l'enfant joue, c'est vivre à vide, « pour rire », et se soustraire à l'existence. L'enfance dépassée, il serait bon de pouvoir
conƟ nuer d'ouvrir largement la vie à « ce qui ne compte pas ». Il faut bien comprendre que, d'ordinaire, même ce qui
est apparemment inuƟ le, vain, frivole : l'oisiveté, les plaisirs, les distracƟ ons, compte. C'est encore du temps humain.
On vieillit, dans les plaisirs ; on ne vieillit pas dans le jeu ou le rêve.
Soyons rassurés : il ne semble pas que notre maturaƟ on biologique fasse disparaître complètement notre fond
d'enfance, que la spécificaƟ on organique et intellectuelle détruise tout à fait, en nous, la disponibilité originelle. Jeune
soldat, pendant la guerre, j'ai été stupéfait de constater avec quelle rapidité les mobilisés, hommes mariés, citoyens
responsables, dans la vie civile, souvent pères de famille, retournaient aux jeux de l'enfance, retrouvant la fraîcheur de
leurs rires d'alors. Il s'établissait entre eux, mieux qu'une solidarité consciente, mieux qu'une amiƟ é fondée sur telles
ou telles considéraƟ ons, telles ou telles affinités, une complicité qui m'avait semblé jusqu'alors n'appartenir qu'au
jeune âge, pure de tout senƟ ment exprimable, et qui sentait, si j'ose dire, les ébats du chenil.
La vie en commun, je veux dire la vie effecƟ vement partagée, et jusqu'à la promiscuité, favorise, il est vrai,
l'abandon des aƫ tudes de défense, d'individualisme farouche, que la compéƟƟ on sociale impose. Dans les mornes
foules qui emplissent les villes modernes et où chacun se barde d'indifférence, de méfiance ou d'une dignité arƟ ficielle,
je soupçonne d'énormes réserves d'enfance.

« L’acte de mentir. Remarques sur le mensonge », Gérard Lenclud, Revue Terrain, 201

La définition nominale du mensonge ne paraît guère poser problème. Il consiste en un acte, ce que nul ne conteste ; en un acte de langage, ce qui peut être contesté lorsqu’il l’est par omission, mais à tort selon moi. [….] Et, peut-on penser, tandis que l’insincérité d’autrui est difficile à identifier, puisque mesurable à la seule aune de son rapport avec lui-même, le mensonge, bien qu’inséparable d’une intention, donc d’une attitude intérieure, offre son contenu au couperet de l’épreuve de vérité. Dans son rapport au vrai, un mensonge ne l’est pas à moitié, du moins en théorie. Il semble qu’il en soit un ou qu’il n’en soit pas un. C’est souvent après coup que l’on peut trancher ; le temps confond alors le menteur.

[…] L’intention de mentir prévaut sur la convention linguistique régissant la phrase qui exprime le mensonge. Cette convention y est à l’œuvre, exactement comme elle l’est dans le prononcé d’un authentique acte d’assertion. C’est pourquoi, même s’il revêt un habit langagier, le mensonge ne relève pas de l’analyse du linguiste, en tout cas pas de celui traitant du langage comme d’un code. Une phrase convoyant un énoncé mensonger ne se distingue en rien d’une phrase assertant un fait du monde. Les mots y ont la même signification ; la phrase obéit aux mêmes règles de grammaticalité. Bref, on dit le faux à la façon dont on dit le vrai.

[...]Comme le souligne Hannah Arendt à propos du mensonge en politique, le mensonge n’entre aucunement en conflit frontal avec la raison. Les choses pourraient être ou se passer comme le prétend le menteur. Un mensonge est d’autant plus réussi qu’il est crédible ; il est rendu d’autant plus crédible que son auteur sait ce que son destinataire est prêt à entendre, ce qu’il souhaite ou aime écouter. Si mystère à dissiper il y a, il se trouve donc du côté de l’auteur du mensonge et de son destinataire, dans la relation communicative que le premier instaure avec le second, et non du côté du mensonge « proprement dit », à savoir la réalisation verbale de l’acte. [..."]

Rien de plus simple également, à première vue, que le jugement à s’en faire. Le mensonge ne peut qu’être condamné. Il sape les fondements mêmes de la moralité et du droit. [.. "] S’il est condamnable, c’est avant tout parce qu’il contrevient au pacte gouvernant l’exercice du langage. Celui qui parle attend que son interlocuteur tienne pour vrai ce qu’il lui dit ; ce dernier attend que soit vrai ce qui lui est dit. La véracité paraît être la condition de coopération appliquée à l’emploi ordinaire du langage, sachant, bien sûr, qu’existent des énoncés dont l’interprétation correcte requiert que les phrases soient prises, disons, au second degré (récits de fiction, plaisanteries, métaphores, ironie, etc.). [... ]

Parler vrai ne saurait être qu’un slogan. Tout au plus, par conséquent, les attendus du jugement porté sur le mensonge, donc sur le menteur, varieraient selon les époques, les cultures, les contextes ou les différents points de vue pris sur lui. [...] On continue donc d’hésiter sur la place à réserver au mensonge dans la galerie des agissements humains.

Parmi les questions suscitées par le mensonge, il en est une qui fait figure d’énigme : comment se fait-il qu’étant impossible en toute logique à universaliser, le mensonge soit de fait universel ? Loin d’être un parasite du langage, comme se voyait contraint de l’estimer John L. Austin en vertu des présupposés d’une approche pragmatique purement linguistique, il est un acte tristement quotidien. Le mensonge paraît, en effet, inhérent à l’usage du langage ; or l’usage du langage en proscrit la généralisation. [...]

Amusons-nous à en livrer quelques morceaux choisis. L’homme ment comme il respire. En l’affirmant, on ne risque pas de faire mentir le proverbe. Ce ne sont pas les arracheurs de dents qui viendraient dire le contraire. [...La sagesse populaire, comme la sagesse philosophique, fait la différence entre bobard et mensonge. En vertu de quels critères puisque, dans les deux cas, l’intention de dire le faux est présente ? [...] Les pieux mensonges, par exemple, ne sont pas ceux d’un fieffé menteur. Et celui qui jure publiquement « parler vrai » s’attire sur le champ la suspicion ; il y a mensonge sous roche.

L’acte de mensonge se révèle bien plus compliqué à cerner et donc à juger qu’il n’y paraît.

Vous discuterez l’affirmation suivante en vous appuyant sur votre lecture des œuvres, et en lien avec le thème « faire croire » : « Un mensonge est d’autant plus réussi qu’il est crédible ; il est rendu d’autant plus crédible que son auteur sait ce que son destinataire est prêt à entendre, ce qu’il souhaite ou aime écouter. »

Albert Camus, extrait du Mythe de Sisyphe, 1941.

Il arrive que les décors s’écroulent, Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps, Un jour seulement, le « pourquoi » s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. “Commence”, ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d’une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l’éveille et elle provoque la suite, La suite, c’est le retour inconscient dans la chaîne, ou c’est l’éveil définitif. Au bout de l’éveil vient, avec le temps, la conséquence : suicide ou rétablissement. En soi, la lassitude a quelque chose d’écœurant. Ici je dois conclure qu’elle est bonne. Car tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle. Ces remarques n’ont rien d’original. Mais elles sont évidentes : cela suffit pour un temps, à l’occasion d’une reconnaissance sommaire dans les origines de l’absurde. Le simple souci est à l’origine de tout.

De même et pour tous les jours d’une vie sans éclat, le temps nous porte. Mais un moment vient toujours où il faut le porter.

Nous vivons sur l’avenir : « à demain », « plus tard », « quand tu auras une situation », « avec l’âge tu comprendras » . Ces inconséquences sont admirables, car enfin il s’agit de mourir. Un jour vient pourtant et l’homme constate qu’il a trente ans. Il affirme ainsi sa jeunesse. Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. Il y prend sa place, reconnaît qu’il est à un certain moment d’une courbe qu’il confesse devoir parcourir. Il appartient au temps et, à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait dû s’y refuser Cette révolte de la chair c’est l’absurde.

Un degré plus bas et voici l’étrangeté : s’apercevoir que le monde est « épais » entrevoir à quel point une pierre est étrangère nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier. Au fond de toute beauté gît quelque chose d’inhumain et ces collines, la douceur du ciel, ces dessins d’arbres, voici qu’à la minute même, ils perdent le sens illusoire dont nous les revêtions, désormais plus lointains qu’un paradis perdu. L’hostilité primitive du monde, à travers les millénaires, remonte vers nous. Pour une seconde, nous ne le comprenons plus puisque pendant des siècles nous n’avons compris en lui que les figures et les dessins qu’au préalable nous y mettions, puisque désormais les forces nous manquent pour user de cet artifice. Le monde nous échappe puisqu’il redevient lui-même. Ces décors masqués par l’habitude redeviennent ce qu’ils sont. Ils s’éloignent de nous. De même qu’il est des jours où, sous le visage familier d’une femme, on retrouve comme une étrangère celle qu’on avait aimée il y a des mois ou des années peut-être allons-nous désirer même ce qui nous rend soudain si seuls. Mais le temps n’est pas encore venu. Une seule chose : cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c’est l’absurde.

Les hommes aussi sécrètent de l’inhumain. Dans certaines heures de lucidité, l’aspect mécanique de leurs gestes, leur pantomime privée de sens rend stupide tout ce qui les entoure. Un homme parle au téléphone derrière une cloison vitrée ; on ne l’entend pas, mais on voit sa mimique sans portée on se demande pourquoi il vit. Ce malaise devant l’inhumanité de l’homme même, cette incalculable chute devant l’image de ce que nous sommes, cette « nausée » comme l’appelle un auteur de nos jours, c’est aussi l’absurde. De même l’étranger qui, à certaines secondes, vient à notre rencontre dans une glace, le frère familier et pourtant inquiétant que nous retrouvons dans nos propres photographies, c’est encore l’absurde.

J’en viens enfin à la mort et au sentiment que nous en avons. Sur ce point tout a été dit et il est décent de se garder du pathétique. On ne s’étonnera cependant jamais assez que tout le monde vive comme si personne « ne savait ». C’est qu’en réalité il n’y a pas d’expérience de la mort. Au sens propre n’est expérimenté que ce qui a été vécu et rendu conscient. Ici, c’est tout juste s’il est possible de parler de l’expérience de la mort des autres. C’est un succédané, une vue de l’esprit et nous n’en sommes jamais très convaincus.

Cette convention mélancolique ne peut être persuasive. L’horreur vient en réalité du côté mathématique de l’événement. Si le temps nous effraie, c’est qu’il fait la démonstration, la solution vient derrière. Tous les beaux discours sur l’âme vont recevoir ici, au moins pour un temps, une preuve par neuf de leur contraire. De ce corps inerte où une gifle ne marque plus, l’âme a disparu. Ce côté élémentaire et définitif de l’aventure fait le contenu du sentiment absurde. Sous l’éclairage mortel de cette destinée, l’inutilité apparaît. Aucune morale, ni aucun effort ne sont a priori justifiables devant les sanglantes mathématiques qui ordonnent notre condition.

Ajouter un commentaire